David Amar — Interview sur l’entreprise de demain
La pensée est créatrice. Prenons le temps d’imaginer et créer l’entreprise telle que nous aimerions qu’elle soit.
Cette série d’interviews a pour seul but d’imaginer ensemble l’entreprise idéale telle quelle pourrait être. Nous tentons de prendre en compte toutes les dimensions de l’entreprise et sa fonction au sein de notre société.
Les interviewés ont des parcours aussi riches que diversifiés. Je les remercie par avance pour leur temps et le partage de leurs idées.
Aujourd’hui, David Amar, fondateur de l’agence Nous sommes le Futur, se prête au jeu. Styliste et modéliste, puis consultant, David concentre son travail sur une approche globale et holistique des entreprises et organisations. Il prend une perspective plus haute afin de connecter la vision à la réalité. Pour lui, la quête de la perfection est un mouvement qui a besoin d’équilibre et d’harmonie pour être accomplie et incarnée dans une nouvelle manière de faire les choses.
J’espère que vous prendrez plaisir à découvrir cette interview !
Valdie Legrand : Bonjour David, est-ce que tu peux nous parler de toi en quelques minutes?
David Amar : Je m’appelle David Amar, j’ai 39 ans. Il y a 20 ans j’ai commencé ma carrière dans la mode. Puis, il y a 10 ans, je suis devenu consultant en ce que j’appelle le Design à Impact Positif. Parce que j’ai grandi dans une famille avec une conscience écologique très forte, c’était extrêmement difficile de bosser dans la mode tel que c’était. J’avais envie de tout changer. Aussi bien dans la façon dont les vêtements étaient produits, que la façon dont les gens travaillaient ensemble. Je me suis dit que j’allais aider à changer les personnes qui avaient envie de changer. J’ai donc développé une méthode de travail autour de la vision intégrale de Ken Wilber. Cette méthode a pour but d’aider les organisations à se développer dans leur intégralité et de manière harmonieuse. Pour cela je propose quatre outils différents :
Le premier, qui est pour moi l’un des outils les plus efficaces dans une stratégie de changement, c’est la méditation.
Ensuite, c’est l’intelligence collective. Comprendre comment le tout vaut plus que la somme des parties. Et comment on peut devenir très, très efficace, très rapidement grâce à ces méthodes de travail.
Le troisième outil se sont des nouvelles méthodes de management directement inspirées de l’holacratie, la sophocratie et de mon expérience en entreprise. Il est important d’avoir cet angle de vue sur l’organisation, le travail, le partage des valeurs et des informations.
Enfin, je me concentre sur l’économie circulaire pour un impact positif. Je suis d’ailleurs affilié à MBDC, la maison mère du cradle-to-cradle ® aux Etats-Unis. C’est une méthode de travail d’éco-innovation et d’éco-conception des produits et des services.
VL : Qu’est-ce qui t’étonne dans l’entreprise d’aujourd’hui? Celle qui est plutôt traditionnelle, qui ne s’est pas encore transformée.
DA : En fait, ça ne m’étonne plus. Le changement est quelque chose de très, très lent. On vit dans une société de plus en plus complexe. L’évolution nécessaire nous permet de gérer plus de complexité plus simplement. L’évolution de la conscience sert à cela. J’invite les gens qui nous lisent à s’orienter vers la spirale dynamique pour mieux comprendre ce dont je parle.
Pour illustrer cela, il y a quelques années j’avais aidé une agence de branding à mettre en place une conférence à Rome sur le futur du packaging. On a démarré la conférence en montrant la photo d’un homme en train de pleurer. J’ai demandé aux personnes dans la salle s’ils savaient qui était cet homme. Dans la salle, il y avait des directeurs de développement durable, directeur marketing d’Amazon, Philips, Coca-Cola. Personne ne connaissait la réponse.
La photo montrait le PDG de Nokia en train de pleurer lors d’une conférence de presse au moment où il annonçait la fin des activités de Nokia. Pour rappel, Nokia était le leader mondial de la téléphonie Mobile et est tombé extrêmement rapidement. La tête dans le guidon, sans être à l’écoute du monde.
Parfois tu es dans ta course, tu regardes ta roue avant et tu ne vois pas vraiment plus loin que ça. Hors, pour gagner une course de vélo il faut mettre en place des stratégies super développées. On se doit d’avoir une vision qui ne soit pas uniquement court-termiste.
En plus, si tu as déjà essayé de changer quelque chose chez toi, en ta personne, tu sais à quel point ça peut être long. Il faut mobiliser des efforts importants et de l’énergie pour changer ses habitudes mentales, sa façon de penser, et ses actes. Lorsque tu diriges une entreprise et qu’il faut permettre à des centaines de personnes de se transformer, cela peut demander beaucoup de travail et de temps. Le plus important c’est de commencer maintenant pour être prêt au moment où tes clients exigeront quelque chose de différent de toi. En résumé, ce sont toutes les nouvelles valeurs qui sont en train d’émerger : une conscience des enjeux environnementaux, des produits qui font du bien à la planète, aux humains et aux êtres vivants. Des usines qui purifient l’air, l’eau, et qui se nourrissent d’énergies renouvelables. Si tu souhaites mettre en place tout cela, il faut prendre le temps de le faire et démarrer aujourd’hui.
VL : Quel est l’impact des outils technologiques dans cette transformation?
DA : Les outils ne restent que des outils. La technologie est un outil, elle ne va pas nous sauver. Ce sont nos valeurs, notre culture, nos façons de penser, nos actes, qui nous sauveront. Et la technologie sera là pour nous soutenir ou non, selon ce que l’on décidera d’en faire.
VL : Si tu pouvais imaginer une organisation idéale, comment serait-elle? Comment est-ce que toi David, tu l’imagines?
DA : J’ai commencé ma carrière dans la mode parce que je voulais créer de la beauté. Aujourd’hui, je propose de travailler sur la beauté invisible. La beauté des relations humaines, du service rendu, de la récompense de notre travail, de la reconnaissance. Cette recherche d’esthétisme est importante. Elle se voit de manière interne, dans notre façon de penser, d’être et d’agir. La beauté invisible c’est notamment ces questions : quelle est la qualité de ce bâtiment? Est-ce que c’est un bâtiment qui donne des conditions de travail idéales pour les personnes qui y travaillent? Qui leur permet de voir la lumière du jour, de voir les saisons passer, de respirer un air sain? On sait à présent que lorsqu’un bâtiment est bien conçu, la productivité explose. Lorsque tu es dans de bonnes conditions de travail, dans une entreprise qui a du sens, lorsque tu sais ce que tu fais et pourquoi tu le fais, tu as beaucoup plus d’énergie au travail. Tu restes plus longtemps dans cette organisation, donc tu gagnes en expérience, expérience que tu pourras partager. Tu entres alors dans un cercle vertueux et vas d’impacts positifs en impacts positifs. La valeur créée se situe tant aux niveaux économiques, écologiques, que sociaux.
De nombreuses entreprises sont encore infantilisantes, parce qu’elles veulent du contrôle. Je ne vais pas les juger et leur dire qu’elles devraient changer du jour au lendemain. Mais il me semble qu’il y a quelque chose d’extrêmement important dans la responsabilisation.
Même si on a tous envie de plus de liberté quasiment personne n’a envie d’être complètement libre. Pour être complètement libre il faut être entièrement responsable. C’est le revers de la médaille de la liberté. En résumé, il n’y a pas que des méchants dirigeants qui exploitent de pauvres employés. Il y a aussi une relation gagnant-gagnant pour ceux qui recherchent la sécurité qu’offre le statut d’employé.
VL : Est-ce que tu imagines un seul modèle d’organisation idéal ou chacun serait libre et responsable, ou est-ce qu’il peut y avoir plusieurs de modèles différents?
DA : Je suis sûr qu’il peut y avoir plein de modèles différents. D’ailleurs il y en a déjà de nombreux existants. Ils se retrouvent sur des bases et des valeurs similaires, mais la façon dont elles s’expriment est très différente. Pour s’en rendre compte, il suffit de lire le livre de Frédéric Laloux et de suivre les groupes autour de son livre Reinventing Organizations.
Un rappeur français, Shuriken, il y a 20 ans disait dans un morceau : ‘’la perfection ne s’approche que par la répétition”. Si on a cette volonté d’évolution constante pour tendre vers la perfection, sans savoir si on va l’atteindre un jour ou pas, on expérimente et on trouve des méthodes qui fonctionnent. Celles-ci vont marcher pour certains et pas pour d’autres. L’holacratie par exemple fonctionne pour certaines organisations mais pas pour toutes.
Il faut aussi comprendre qu’on ne peut pas amener un modèle dans une entreprise un beau jour en disant : ‘’voilà, maintenant on va faire comme ça » Parce que si on n’a pas intégré toutes les personnes en tant qu’êtres humains dans ce processus, elles n’auront pas de raison de vouloir l’appliquer. Ce n’est pas comme ça qu’elles fonctionnent et cela n’aura peut-être aucun sens pour elles.
VL : En imaginant ta propre organisation idéale, si c’est toi qui es à la tête d’un grand groupe, comment est-ce que tu fais pour concevoir des nouveaux produits?
DA : J’ai des passions autour des vêtements et des sports de glisse. Dans ce contexte, il y a deux types de produits. Premièrement, le produit utile, qui répond à un besoin strict. Il peut s’agir d’un produit nécessaire dans notre quotidien comme d’un produit technique pour une activité spécifique. On peut déjà intégrer la notion de beauté dans le travail fourni et la créativité dans sa conception. Deuxièmement, il y a le produit inutile. Coco Chanel avait sa propre définition du luxe, ‘’le luxe, c’est ce besoin qui commence là où le besoin s’arrête’’. C’est une manière magnifique de comprendre qu’il y a de nombreux objets que l’on juge inutiles. Mais qui pourrait vivre sans jeux? Sans arts? Qui pourrait vivre sans toute la beauté d’objets inutiles?
Ce sont parfois ces objets qui nous font progresser le plus. Par exemple, les évolutions de nos voitures venues du travail effectué sur les moteurs et l’aérodynamisme des voitures de Formule 1.
Dans tous les cas, ce qui est important c’est d’avoir un impact positif. Que les personnes ayant travaillé sur les produits travaillent dans de bonnes conditions, que ce ne soient pas des conditions de survie, mais bien des conditions de vie.
Pour ajouter quelque chose qui me parait important : la nature crée en abondance. La misère est créée par l’homme. Puisqu’on l’a créé, on peut tout aussi bien l’éradiquer.
VL : En tant que pratiquant et expert de la méthode, est-ce que tu pourrais nous expliquer ce qu’est le cradle to cradle ®?
DA : Le nom « du berceau au berceau », a voulu être un pied de nez à la description du phénomène industriel économique ‘’cradle to the grave’’ (du berceau au tombeau) qui résumait la création de produits par prendre, produire, jeter. Pourtant, dans la nature, les déchets n’existent pas. Tout ce qui est rejeté par un organisme devient le nutriment d’un autre organisme du système. Nous avons inventé la poubelle en pensant que nous pouvions jeter des choses et que cela n’aurait aucun impact négatif sur la nature et l’environnement. Nous savons aujourd’hui que c’est faux.
Le cradle to cradle ® est né de la pensée de la rencontre d’un chimiste et d’un architecte. Il s’agit d’une économie circulaire qui se veut à impact positif. Il faut savoir que nous sommes déjà en économie circulaire. Un sac plastique dans l’océan est un exemple d’économie circulaire à impacts négatifs. Le produit est perdu pour l’industrie et pour la société humaine, et pendant les milliers d’années nécessaires à sa dégradation il abîmera la vie et le vivant. A l’inverse, nous souhaitons créer une économie circulaire à impact positif qui démarre dès la première étape par une chimie saine. Le produit doit être sain avant même d’être circulaire. Ainsi nous supprimons tous les produits toxiques de la production.
Selon une étude effectuée récemment en Allemagne, les trois quarts des produits plastiques issus de la grande consommation sont toxiques. Donc, tous les plastiques ne sont pas toxiques. D’autre part, dire que l’on créé un produit recyclable, compostable, c’est bien mais cela ne suffit pas. Car un produit compostable qui se retrouve en décharge ne se décomposera pas. Un produit recyclable qui n’a pas de stratégie de réutilisation mise en place n’aura aucune valeur.
Le cradle to cradle ® considère bien évidemment les conditions de travail et d’équité sociale. Comme le dit William Mcdonough cofondateur de la méthode, la qualité du lieu de travail influence la qualité du travail lui-même. On retrouve des exemples partout dans l’industrie. Aujourd’hui je porte un jeans vendu par C&A. Il ne coûte pas cher parce qu’il est fabriqué dans de très gros volumes de production. Il est certifié niveau or cradle to cradle ®, fabriqué avec 100 % de coton bio, avec un stretch biodégradable et compostable, dans une usine en Inde qui respecte ses employés. C’est donc possible!
VL : Tout à l’heure tu parlais d’abondance. Est-ce que cela veut dire qu’avec cette méthode on peut tendre vers une société plus abondante?
DA : Oui la nature créée en abondance. On dit souvent qu’une croissance infinie dans un monde fini n’est pas possible. Hors c’est le fonctionnement même de la nature. Comment la nature a-t-elle fait pour évoluer pendant des milliards d’années sur terre sans s’auto-détruire? Elle a mis en place des cycles infinis dans un système fini. Un arbre ne pousse pas pour devenir le plus grand arbre de la terre et le seul. Il pousse de manière à avoir la vie la plus abondante possible : produire le plus de feuilles, de fleurs et de fruits possibles. Tout ce qu’il produit rend un nombre incalculable de services. En fait, nous sommes capables de les calculer. Si je me rappelle bien du chiffre, on pense qu’un arbre rend en moyenne 180 services différents.
VL : Comment cette entreprise de demain peut être intégrée dans la société, et dans notre monde?
DA : On parle beaucoup d’entreprises à mission, d’entreprise à impact pour essayer de définir ces nouvelles formes d’organisation. Il me semble que ce n’est pas suffisamment bien défini. Toutes les entreprises ont une mission et un impact. Est-il négatif? Ou est-il positif? Certaines entreprises ont pour seule mission de faire de l’argent. Pourtant, on a envie que la mission aille au-delà du simple phénomène économique et qu’elle soit plus inclusive pour intégrer les aspects écologiques et sociaux.
A l’avenir on remettra probablement un peu de sens dans la façon dont on punit et dont on récompense les organisations. A présent, on soutient une agriculture qui détruit l’environnement. Et on met parfois des bâtons dans les roues de méthodes qui aident la société. Il y aura certainement une évolution de la législation.
D’une façon, cette société de demain a déjà sa place aujourd’hui. Ce sont des petits exemples que certains connaissent déjà et que l’on sera de plus en plus nombreux à connaître.
Ainsi, en tant que consommateur on arrêtera d’acheter certains produits.
VL : Tu pratiques la méditation depuis que tu es enfant. Comment est-ce que la méditation peut être intégrée dans cette entreprise idéale?
DA : On ne peut pas imposer la méditation. C’est un outil extrêmement important pour le changement. Selon une étude récente, lorsque les grands groupes ont commencé appliquer la méditation, ou le mindfullness, 80 % des salariés pratiquant ces méthodes ont quitté les entreprises pour lesquelles ils travaillaient. La méditation, sous couvert de bien-être, visait surtout augmenter la productivité. Pourtant, la méditation permet principalement de faire évoluer les valeurs de l’entreprise et ses façons de faire. Elle permet de mettre en place des changements profonds de manière cohérente, stable, et harmonieuse. Au bout de 6 à 12 mois de méditation, soit les salariés se rendaient compte que leurs valeurs personnelles n’étaient pas alignées avec celles de l’entreprise, soit ils faisaient évoluer leurs propres valeurs. Donc ils quittaient leur organisation.
La méditation est un outil extrêmement puissant pour respecter et honorer la vie. Une entreprise qui souhaite mettre en place une stratégie d’innovation et de changement, pourra en faire l’un de ses outils les plus percutants.
Comme je te disais plus tôt, le changement est lent. La méditation est une sorte d’alchimie qui permet d’accélérer ce processus. On commence à comprendre comment on fonctionne, comment nos pensées et notre cerveau fonctionne, puis à devenir maître de nos pensées. Dans les grandes traditions, il se dit que le mental est un serviteur fantastique, et un maître terrible.
VL : Pour terminer, trois hashtags pour résumer l’entreprise de demain?
DA : #beauté #conscience #amour
L’amour est une des valeurs essentielles au travail. Tout ce qu’on fait, on le fait par amour, ou par manque d’amour.
VL: Merci beaucoup David!!
Pour plus d’information, vous pouvez contacter David david@noussommeslefutur.com
Vous pouvez également retrouver les œuvres mentionnées dans cette liste de lecture:
Spirale Dynamique de Fabien Chabreuil et Patricia Chabreuil
Reinventing Organization de Frédéric Laloux
Cradle to Cradle de Michael Braungart et William McDonough
Interview de David Amar pour Fashion Green Days 2018
Enfin, vous pouvez consulter le site www.practeez.com pour découvrir des ateliers en ligne liés à ces thèmes.